• Simple comme un jeu d’enfant

     

     

    Les « coups de génie »

     

    « Laennec (1781-1826) éprouve un émerveillement en voyant des enfants jouer à se transmettre des sons en tapant sur l’extrémité d’une poutre. Derrière l’apparente banalité du jeu, le clinicien pense que, grâce au stéthoscope, il pourra « voir » au-dedans de la poitrine ce qu’il ne peut pas voir à l’œil nu de l’extérieur. » 

    Boris Cyrulnik, Quarante voleurs en carence affective.

     

    Les « coups de génie » les plus improbables sont parfois le fruit d’une observation simple. L’évidence est toujours extraordinaire. Et le jeu des enfants révèle souvent les plus étonnantes merveilles.

     

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  • Shakespeare 

     

    La langue venimeuse

     

    Pisanio.                              ’T is slander,

    Whose edge is sharper than the sword ; whose tongue

    Out venoms all the worms of Nile ; whose breath

    Rides on the posting winds, and doth belie

    All corners of the world.

     

    PISANIO.                          C’est la calomnie

    Dont le tranchant est plus fin que l’épée ; dont la langue

    Est plus venimeuse que tous les serpents du Nil ; dont le souffle

    Chevauche les vents comme des coursiers, qui trompe

    Le monde en tous lieux.

     

                                        Cymbeline, III, 4, 34-38.

     

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  • Démocraties en danger

     

    Pentagon Papers

     

    Quand, dans les années 1970, le New York Times d’abord, le Washington Post ensuite, révèlent le « dossier secret-défense » émanant du département de la Défense à propos de l'implication politique et militaire des États-Unis dans la guerre du Viêt Nam de 1955 à 1971, cela fait l’effet d’une bombe*. Les journalistes et les directeurs de publication des journaux en question ont pris de gros risques. Mais il leur semblait que la vérité, la vérité toute crue, devait être révélée aux citoyens d’une démocratie exemplaire. 

       Il fut un temps, pas si lointain, où la liberté était un risque. Aujourd’hui, elle est devenue un droit, elle se discute, elle se marchande... Les fausses nouvelles, l’infox, connaissent la même publicité que le travail professionnel des journalistes. Chacun a « droit » à « sa » vérité, et le reste je m’en fous ! Il s’en faut de peu que la revendication outrancière de libertés (au pluriel, évidemment) dévore complètement la liberté elle-même. Il sera bientôt trop tard pour pleurer. 

     

    * Steven Spielberg en a tiré un film magnifique en 2017.

     

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  • Shakespeare 

     

    Ben Jonson (1572-1637)

     

    William Shakespeare et Ben Jonson

     

    Un spécialiste de Shakespeare, le Dr Darren Freebury-Jones, vient de découvrir des correspondances étonnantes entre certaines pièces de Ben Jonson et des répliques trouvées dans Othello, Hamlet et La Nuit des rois*. Le rapprochement des textes est significatif.

       Nous savons que Ben Jonson et Shakespeare se connaissaient, et sans doute ont-ils cultivé une certaine amitié. Dr Freebury-Jones imagine que Shakespeare aurait joué dans Every Man in His Humour en 1598 et se serait souvenu de son texte pour le réutiliser dans ses propres productions.  

       Nous n’avons pas beaucoup de preuves que Shakespeare ait jamais été comédien, même dans ses propres pièces. Mais pourquoi pas ? Il me paraît plus vraisemblable de penser que Shakespeare se souvenait parfaitement d’une pièce qu’il avait entendue, même cinq ans auparavant, et pouvait la « réciter » quelques années plus tard. Il possédait une mémoire prodigieuse. Quand j’ai étudié son œuvre en entier, pour les besoins de mes recherches, j’ai découvert à quel point tout y était cohérent, tout renvoie à tout, la maîtrise de la matière est absolue. Même les Sonnets, rédigés sur plusieurs années, forment un tout parfait, les derniers étant en écho avec les premiers.

       L’immense culture de cet homme autodidacte est le fruit d’une lecture assidue, continue, méthodique, et d’une mémoire toujours disponible. Il pouvait réciter, à tout instant, ce qu’il avait lu une fois. Shakespeare avait tout d’un « Asperger surdoué », mais le terme n’existait pas à l’époque.

     

    * The Guardian, 7 April 2024.

     

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  • Notes de lecture 

    Dans le rôle de Billy Budd au cinéma, 

    j’aurais bien vu Timothy Bottoms. 

     

    Billy Budd, marin

    d’Herman Melville

     

    J’ai relu, après de longues années, la dernière œuvre d’Herman Melville, Billy Budd, marin, un roman très court de 138 pages. Et je suis frappé par la vision très « girardienne » que Melville pouvait avoir. Or, le livre a été achevé en 1891.

       Tout y est. L’enceinte fermée du drame (tout se passe sur un bateau de guerre anglais navigant en Méditerranée à la fin du XVIIIe siècle, dans l’environnement très agité de la Révolution française), on y trouve aussi la jalousie entre officiers, le double bind du désir du capitaine d’armes, la crise mimétique qui couve (on soupçonne une mutinerie), la rumeur contagieuse, les persécutions gratuites, le bouc émissaire (un être hors du commun), le sacrifice de la victime innocente, la loi martiale convoquée comme un rite, le pardon des bourreaux (« Dieu bénisse le capitaine Vere », lance Billy Budd avant son exécution), le « retour à l’ordre » après le sacrifice, malgré l’abattement de l’équipage et la conscience déchirée du capitaine Vere. Sans compter les multiples références bibliques. Ainsi, parlant de l’aumônier qui officie aux derniers instants de Billy, Melville commente : « un aumônier est le ministre du Prince de la Paix servant dans l’armée du Dieu de la Guerre. »

       Ce qui amplifie le trouble et l’intensité du drame, c’est que le choix du bouc émissaire tombe sur un « homme-enfant », le « beau marin », un être sublime et absolument pur. Billy Budd est à la fois objet de fascination et de détestation. Et en parfait chrétien qu’il était, Melville conçoit une « résolution sacrificielle » qui échoue : il la dénonce ouvertement.

       Le choix de la beauté comme objet de scandale me rappelle, évidemment, le W.H. des Sonnets. Sonnet 70 :

     

    On calomnie toujours les êtres les plus beaux.

    La beauté est suspecte et cela nous fascine,

    Comme un corbeau qui vole au milieu d’un ciel pur. [...]

    Et toi, tu te présentes pur, immaculé.

     

       Comme on pouvait s’y attendre, l’œuvre de Melville a eu peu de succès de son vivant (il en a beaucoup souffert), et Billy Budd encore moins. L’incompréhension était totale. L’adaptation de Peter Ustinov au cinéma (1962) est tout à fait catastrophique. Melville connaissait les limites de son génie. « Oui, il y a là un mystère », dit-il, parlant du destin de son héros sans tache.

     

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