• Shakespeare

     

    Comme un roman 

     

    En ce printemps de 1595, William Shakespeare donne, avec la troupe du Grand Chambellan, pour l’ouverture de la nouvelle saison théâtrale, la première représentation de La Nuit des rois. Il n’est pas un nouveau venu au théâtre. Auteur aguerri autant qu’habile metteur en scène, il connaît les goûts du public londonien et en joue avec bonheur. Depuis La Comédie des erreurs, il s’intéresse au thème des doubles et des jumeaux, et il sait en tirer des pièces à succès. Il se sert, pour le ressort de sa nouvelle comédie, d’une des conventions les plus contraignantes de l’art dramatique de l’époque, celle qui interdit aux femmes de monter sur scène et qui oblige à ce que tous les rôles féminins soient tenus par des hommes (le plus souvent, des adolescents). Shakespeare en profite pour multiplier les situations comiques, dont le public raffole : il lui suffit de savoir jongler avec la confusion des sexes. Shakespeare sait qu’il peut compter sur un acteur parfait pour le rôle central, un acteur très sûr de sa technique malgré  son âge : celui qui avait tenu le rôle de Juliette à 14 ans, joue à présent Viola à 16 ans. Sa voix n’a pas véritablement mué, son visage est encore imberbe.

       Qu’est-ce qui est le plus fascinant : le personnage de Viola qui se fait passer pour un garçon, ou l’acteur dans le rôle de la fille ?  La pièce ne « fonctionne » que dans la mesure où les spectateurs croient sincèrement aux transformations successives du personnage.

       Au cours de la représentation, de son poste d’observation, le dramaturge examine son auditoire et il enregistre ses réactions. Les visages réjouis, au parterre, le comblent de joie. Les gens rient, puis se taisent, puis ils sursautent et crient, tout va bien. William observe aussi, avec appréhension, tous ses rivaux assis dans la pénombre des galeries, tous ces prétendus auteurs de théâtre qui pullulent à Londres, tous les histrions à qui il fait de l’ombre, tous les rimeurs jaloux de son succès qui sont prêts à le dévorer d’une dent cruelle. Ils sont venus pour détester la pièce et ne manqueront pas de la trouver mauvaise. Plus leurs mines s’allongent, plus William se délecte. Il aperçoit aussi, en parcourant du regard les galeries bondées, un peu à l’écart, Emilia Lanier, sa maîtresse depuis peu. Elle fréquente les milieux cultivés de Londres et est très friande de théâtre. Elle rit, elle tremble, elle est captivée... William en éprouve une satisfaction toute particulière. Il adore séduire.

       À la première galerie, aux places d’honneur, parmi ses bienfaiteurs, se trouve le comte de Pembroke, deuxième du nom. C’est un grand gentilhomme généreux, protecteur de Shakespeare et de sa troupe. Son contentement est manifeste et cela satisfait l’homme de théâtre qui pense à sa recette, à ses comédiens, aux pièces encore en chantier, à la tournée probable de l’automne 95. Tout absorbé par ses responsabilités, encore un peu sous l’effet du trac, William n’a pas vu le jeune homme étonné qui se tient à côté du vénérable aristocrate, un adolescent à la mise élégante, le fils du comte.

       La pièce s’achève. Les applaudissements crépitent et se prolongent. Après que la foule est sortie de l’enceinte du théâtre, dans le silence retrouvé de la salle en plein air où les voix résonnent sans provoquer de véritable écho, alors que les dernières lueurs du jour faiblissent au-dessus de Londres, le comte de Pembroke vient en personne féliciter son protégé. Le gentil Shakespeare en rougit, sans forcer sa modestie connue de tous. Au milieu des éloges, presque incidemment, le comte présente à l’artiste en vogue son fils, William Herbert, l’adolescent étonné de tout à l’heure. Le jeune aristocrate salue gracieusement l’homme de théâtre, il lui sourit avec un naturel délicieux et candide. Shakespeare, pressé par ses obligations mondaines, n’a pas le temps de répondre aux salutations aimables du jeune comte, il n’a qu’un sursaut et éprouve un frisson incontrôlable devant le sublime jeune homme : mon Dieu, qu’il est beau ! Comme il est bon acteur, ou par stricte convenance, il ne laisse rien paraître de son trouble. Il répond aux salutations du jeune éphèbe par des compliments d’usage et reprend la conversation avec son père.

    Sans qu’il s’en doute, William Shakespeare vient de faire la rencontre la plus imprévue et la plus déterminante de sa vie. Le « jeune homme des Sonnets » vient de lui apparaître. Il se prénomme William, comme lui, il a 15 ans, avec son abondante chevelure blonde qui lui tombe sur les épaules, il est beau comme une fille, et il le sait. Avec son père, il commence à fréquenter le monde et il va bientôt multiplier les rencontres avec Shakespeare... 

    * 

    La suite est à retrouver dans les Sonnets.

     

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  • Victimisme

    Henri Dunant (1828-1910)

     

    Choisir ses victimes

     

    La politique, les ambitions de partis, ou simplement la sottise mimétique, conduisent certains, aux extrêmes le plus souvent, à sélectionner entre les « bonnes » victimes et les moins « bonnes ». Pour les « gens de gauche », les Palestiniens méritent des manifestations, des pétitions, voire des actions violentes dans la rue ou à l’Assemblée nationale, mais pas les Ukrainiens ! À la bourse aux martyrs, un Gazaoui mort vaut plus qu’un jeune Russe envoyé sur le front ukrainien.

       L’universalité de la charité avait progressé jusqu’à récemment. Rappelons-nous que le secours apporté aux humains « sans faire acception des personnes » est une « invention » du XIXe siècle, mise en pratique au XXe. En juin 1859, Henri Dunant assiste à la boucherie de la bataille de Solférino et il est épouvanté par le carnage des deux côtés du théâtre des opérations. En 1863, il fonde ce qui allait devenir le Comité international de la Croix-Rouge. Il obtient, en compagnie de Frédéric Passy, autre immense pacifiste, le premier prix Nobel de la paix en 1901. Il semblait que nous avions atteint un point de civilisation irréversible. Il semble que non. Certains réactionnaires, parmi les élites dites progressistes, joue à rebours.

     

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  • Baudelaire

     

     

         Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
         Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
         Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
         Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

         Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
         Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
         Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
         Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

         Dites, qu’avez-vous vu ?
       
                                                    Nous avons vu des astres
         Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
         Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
         Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

     

     

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  • La quête d’identité

     

    Marcello mio

     

    Le dernier film de Christophe Honoré est une variation poétique et philosophique sur le thème de l’identité. On est loin du gros Moi-Je selfique habituel et de la fanfare autour des drag queens. Tout ici est en nuance et d’une extrême sensibilité. Le réalisateur arrive même à faire pleurer Fabrice Luchini.

       La question dépasse largement le simple « qui suis-je ? » Dans la métamorphose de Chiara Mastroianni en son père, son vrai père, on croise tous les modèles possibles et comment nous nous reconnaissons dans les autres. Devant le changement d’identité apparente de Chiara, les uns ricanent, d’autres s’affolent, certains la disputent violemment, d’autres sont pleins d’indulgence, jusqu’au petit soldat britannique qui pleure son ami perdu et qui s’éprend du garçon-fille qui le console.

       Les chassés-croisés sont infinis et bien malin qui croit détenir son identité indiscutable. Oui, nous sommes tous un peu les autres et les autres un peu nous. Le film tisse ainsi tous les liens qui font et défont ce que nous croyons que nous sommes.

       Comble de confusion pour les spectateurs, ce film de fiction met en scène les acteurs dans leur propre rôle. Melvil Poupaud est Melvil Poupaud, Catherine Deneuve est Catherine Deneuve. Incidemment se pose la question du paradoxe de l’acteur. Et nous nous interrogeons : jusqu’à quel point Chiara, qui ressemble tellement à Marcello, s’identifie-t-elle à son père ? Car, par-dessus le marché, la question de la filiation se pose aussi : oh, celui-là, vous ne pouvez pas le renier tellement il vous ressemble !

       Allant au bout de sa quête, Christophe Honoré interroge aussi les diverses identités que nous avons eues à travers les âges, et pose la question : que reste-t-il de l’enfant que j’étais dans l’enfant que je ne suis plus ?

       Ce film métaphysique n’est pas tout public, malgré une réception plutôt positive. Il faut enfiler le parti pris de la fiction comme Chiara enfile les costumes de son père. Comment y croire ? C’est une histoire qui n’est pas vraie mais avec des vrais acteurs dans leurs vrais rôles d’acteurs. Miroir de mon miroir... Où suis-je ?

       Mention spéciale pour Chiara Mastroianni qui est incroyable de vérité dans son rôle d’emprunt.

     

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  • Vivre ensemble 

     

     

     

    Une vraie famille

     

    Il ne fait pas de doute que la dissolution de la famille sous l’effet croissant des « unions libres », des divorces et des « recompositions » diverses, a eu des conséquences désastreuses sur les relations intrafamiliales, sur l’équilibre des enfants en particulier, et au-delà, sur la « vie en commun » dans toute la société.

       J’ai enseigné dans une banlieue à forte mixité sociale (au lycée d’Évry, dans l’Essonne), dans des classes prépas (Maths Sup et Maths Spé) où les élèves venaient parfois de milieux très modestes. Que faisaient-ils dans des classes prépas, se demanderait Pierre Bourdieu ? Ils étaient à leur place et presque tous ont terminés ingénieurs, cadres supérieurs, etc. À la question qu’il m’arrivait de leur poser sur leurs relations avec leurs familles, mes étudiants répondaient qu’elles étaient bonnes. J’ai vite compris qu’ils venaient tous comme par hasard de familles complètes avec un père qu’ils respectaient, une mère qu’ils aimaient, une fratrie qui « fonctionnait ». Image trop traditionnelle pour certains, mais la réalité était celle-là : leurs rejetons trouvaient « tout naturellement » leur place dans une société pas toujours accueillante.

       La famille est (ou devrait être d’abord) un lieu de liens, comme dirait Michel Serres, un espace de partage, un environnement propice à la communion, à la reconnaissance mutuelle. L’amour solide tient moins  de l’échange que du partage, moins du don que du recevoir. Savoir que l’on est accueilli, accepté, reconnu, pris en compte, considéré, en toute confiance, est l’assurance d’un équilibre durable. On ne se « construit » pas dans sa famille, on s’y révèle. C’est sans doute le secret d’une enfance heureuse et d’une éducation réussie.       

     

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