• Désacralisation 

     

     

    La caricature en question

     

    L’avancée de la libre pensée se fait au prix d’une dévalorisation des religions. Critiquer les religions paraît être à certains une saine discipline de l’esprit et un heureux prolongement des Lumières. Dieu doit mourir tous les jours. La désacralisation du monde n’a pourtant pas besoin d’eux, elle a été initiée il y a vingt siècles par un certain Jésus de Nazareth, qui a révélé l’innocence absolue de la victime et l’inanité de la violence. C’est Jésus qui a déconstruit tout le sacré archaïque. Il a remplacé le sacré antique (et sa violence) par l’amour du prochain. « C’est l’amour que je désire, et non le sacrifice. » (Matthieu, 9, 10 et 12, 7)  Arrêtons le massacre !  

       Le militantisme anticlérical s’exprime souvent dans des caricatures (du Prophète ou autres saints hommes). Entendu de la bouche d’un historien* : « La caricature désacralise ». Hélas, rien n’est plus faux. Non, la caricature ne désacralise pas parce qu’elle est violente : la violence sacralise, au contraire ! La violence ne « sait » faire que cela, d’ailleurs. Attaquer violemment une croyance, c’est la renforcer dans ce qu’elle pense justement avoir de sacré, même si l’on croit, ingénument, la déconstruire. Les caricaturistes, espérons-le, n’ont pas conscience du pouvoir de re-sacralisation qu’ils possèdent quand justement le sacré tend à s’affaiblir de lui-même.

      Ici un distinguo est nécessaire. Caricaturer, jusqu’à l’excès, l’Église catholique, la Sainte Vierge et tous les saints, effarouche quelques chrétiens rétrogrades, mais cela ne porte pas franchement atteinte aux fondements de l’institution millénaire dans la mesure où le christianisme est, en lui-même, une pensée « désacralisante ». Toucher à l’Islam, en revanche, est plus aléatoire, les musulmans d’aujourd’hui ayant, pour beaucoup d’entre eux, une pratique encore largement sacrificielle. S’ils se sentent attaqués, humiliés, ébranlés dans leur croyance, cela renforce finalement leurs convictions et leur fureur.

       Autrement dit, les caricaturistes libres penseurs, même les plus sincères, sacralisent une pensée qu’ils croient désacraliser. Ils se sont enfermés dans un cercle vicieux qui n’a évidemment pas de fin.

       Il ne s’agit pas de dire ici, j’insiste absolument, que les victimes d’attentats islamistes sont « complices » de leurs bourreaux comme on l’a entendu parfois s’agissant de l’assassinat de Samuel Paty, par exemple : ceci est un raccourci, sacrificiel justement, des plus sinistres. Il faut simplement souligner que les armes des caricaturistes ne sont pas les bonnes.

       Au moment de sa Passion, Jésus et il sait de quoi il parle ne demande aucune défense violente. « Et voilà que l’un de ceux qui étaient avec Jésus étendit la main et tira son glaive ; il frappa le serviteur du Grand Prêtre et lui trancha l’oreille. Alors Jésus lui dit : remets ton glaive à sa place ; car tous ceux qui prendront le glaive périront par le glaive. » (Matthieu, 26, 51-52) Le moment est fort. La leçon est définitive.

       Faute de caricature, comment le monde se désacralise-t-il ? Par la conscience, lente et minutieuse, de l’inanité de la violence, puisqu’elle se retourne toujours contre elle-même : ‘Blood will have blood’, « Le sang appelle le sang » (Macbeth, III, 4). La voix du silence est quelquefois plus forte que le bruit médiatique. 

     

    *Patrick Boucheron, pour ne pas le nommer.

     

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  • État de la personne 

     

     

     

    L’être humain réduit à ses données

     

    Dans la  présentation du livre Introduction à l'histoire des origines du christianisme , de Claude Alain Mimouni, je lis qu’il « replace les origines du christianisme dans l’histoire littéraire et religieuse de l’époque. » Projet éminemment respectable, mais qui ne me contente pas. Dans ma recherche sur l’identité de Shakespeare, j’ai justement tenté de ne pas ramener l’identité de Shakespeare à son contexte après m’être aperçu qu’une telle démarche conduisait à une impasse (Et William devint Shakespeare*). Ne doit-on pas toujours éviter la réduction d’un individu à ses antécédents ?

       Aucun de nous ne se réduit à ses données, à son ADN, sa famille, sa culture, son époque... Nous ne sommes pas nos appartenances. C’est sur l’idée fausse d’appartenance que tous les racismes fleurissent. Quand je faisais remplir des « fiches de rentrée » à mes élèves, en septembre, je ne demandais jamais « la profession des parents », pour ne pas me laisser influencer par « le milieu ». Je prenais chaque élève pour ce qu’il ou elle était. Et si par hasard, je retrouvais un nom de famille déjà connu, je rassurais tout de suite l’élève homonyme en lui disant : « J’ai beaucoup aimé votre frère / votre sœur, mais cela n’a aucune importance ! »

       Chaque être est unique ! Et ô merveille ! nous  sommes tous uniques.  

      Comme en mathématiques, le réflexe le plus spontané est toujours de « ramener l’inconnu au connu »**. C’est rassurant mais hélas, ça ne marche pas pour l’âme ! Ça marche pour les groupes sanguins, mais pas pour la personne humaine. Nous sommes inconnus à nous-mêmes. Il est donc nécessaire de chercher : qui dit-on que je suis ?

       La question est évidemment plus subtile que « Qui suis-je ? ». Tout seul, on ne peut pas répondre. Nous avons toujours besoin de notre prochain. Il faut toujours aller chercher l’alter dans notre ego (comme j’ai intitulé mon essai sur l’empathie*). D’où la nécessité d’aimer son prochain, puisqu’il est le reflet de nous-même, il est notre conscience matérialisée. Cela ne change rien à la profonde unité de chaque être humain, mais cela  brise nos prétentions à l’autonomie, la folie selfique de notre époque qui transforme des êtres uniques en êtres solitaires... Ceci est à la source même de la Crise du désir*.

       Je reviens aux Origines du christianisme. Pour les Évangiles, il est encore plus nécessaire de détacher Jésus de ses contemporains pour le comprendre. Bien sûr, les Évangiles sont fortement accrochés à l’Ancien Testament. Les citations abondent. Mais, à partir de quel moment Jésus devient-il unique, à partir de quel moment son message n’est-il plus le même que les autres ? Quand Jésus devient-il Christ ?

       Si sa parole est toujours bouleversante aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il a dit des choses proches de celles dites par Bouddha, Confucius, Socrate, ou autres... Il n’a pas ajouté une pensée de plus à celles déjà existantes, il a énoncé une pensée originale, singulière, une révélation, une Bonne Nouvelle, quelque chose d’inédit, d’inouï, du jamais vu avant lui (ni après lui, d’ailleurs). Dietrich Bonhoeffer, théologien luthérien (1906-1945), va à l’essentiel en disant : « Il n’est pas écrit : Dieu se fit idée, principe, programme, valeur universelle, loi, mais Dieu se fit homme. » C’est « le Fils de l’homme » qu’il faut aller chercher.

     

    *Éditions de L’Harmattan

    **« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent ― le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe : n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout. Comme au fond il ne s’agit que d’un désir de se débarrasser d’explications angoissantes, on ne se montre pas très exigeant sur les moyens de les chasser : la première idée par laquelle l’inconnu se révèle connu fait tant de bien qu’on la ‘‘tient pour vraie’’. »

                          F. NIETZSCHE

     

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  • BLOG L’ÉMISSAIRE    

    Crise du désir 

    par Jean Louis Salasc

    Joël Hillion vient de publier un nouvel essai (1). Pour lui, le désir est en crise, et cette crise est peu et mal identifiée. Le but de son essai est donc de lui trouver sa place, dans un tableau général où les crises ne manquent pas. Disons d’emblée que Joël Hillion attribue un rôle central à la crise du désir ; nous pourrions presque employer la métaphore de « mère de toutes les crises », métaphore convenue que l’auteur évite fort heureusement.

    Joël Hillion est un girardien de toujours. C’est bien sûr avec le prisme de la théorie mimétique qu’il analyse cette crise du désir. Il s’attache à révéler ses liens avec d’autres crises, comme l’impasse économique actuelle, ou encore ce qu’il nomme la « crise de l’intelligence ». En fin d’ouvrage, il s’efforce de dégager de ses analyses, sinon des solutions, du moins des pistes de réflexion.

    Deux lignes de forces apparaissent dans cet essai : le thème de l’indifférenciation et le phénomène de la globalisation. René Girard a décrit comment la crise dans la communauté est corrélative, sinon consubstantielle, à une montée de l’indifférenciation. Joël Hillion s’adosse à cette lecture. Il montre à quel point les crises actuelles comportent cette caractéristique. Il voit un symptôme révélateur dans nos incapacités à faire face à cette indifférenciation croissante : qu’il s’agisse du « repli identitaire », de la « fuite en avant » progressiste ou des leurres grossiers que nous acceptons : « Vous êtes unique (mais continuez à faire comme tout le monde) », nous assènent les publicités.

    « Comme tout le monde » est à prendre au sens propre, puisque notre planète est devenue un village, sous l’effet des échanges, des moyens de transport et des outils de communication. Joël Hillion reprend et développe ici un point de vue issu de la théorie mimétique. Le mécanisme du bouc émissaire étant une expulsion, il implique l’existence d’un ailleurs, là où précisément l’expulser. Or, dans un monde globalisé, un monde qui se ramène à une unique tribu, cet ailleurs n’existe plus. L’expulsion du bouc émissaire n’est plus une possibilité face aux crises. D’autant, nous rappelle Joël Hillion, que le christianisme avait déjà largement entamé sa disqualification.

    Amin Maalouf a noté un paradoxe dans son « Naufrage des civilisations » (2) : alors que la mondialisation rend les êtres humains de plus en plus proches les uns des autres, voici qu’ils s’exaspèrent dans la volonté de se différencier. En bon girardien, Joël Hillion répond à cette apparente contradiction ; car la rivalité mimétique s’instaure justement entre ceux qui sont les plus proches, ceux qui se « ressemblent » le plus.

    En dépit de ce risque, Joël Hillion reste fermement attaché à un idéal d’unité de l’humanité, d’une civilisation globale. Il déplore que ce projet soit pour l’instant pris en otage par la sphère marchande et financière ; ce dont la conséquence est de maintenir le monde entier dans une forme d’archaïsme.

    Voici un essai ambitieux, foisonnant, dans lequel Joël Hillion fait démonstration de sa verve et de son sens de la formule. En homme de conviction, il affiche ses points de vue avec une vigueur parfois abrupte. Il intègre dans sa démonstration des analyses classiques, comme l’emprise des marchés, la dissolution des valeurs et des tabous, ou la prévalence des croyances aux dépends de la science.

    Il nous offre aussi plusieurs points de vue originaux. Par exemple, c’est un argument très girardien qu’il emploie pour récuser le transhumanisme : l’envahissement par la machine et l’effacement progressif des corps menacent le phénomène même du mimétisme ; qui s’étiole également avec l’interface des écrans. Et perdre le mimétisme, c’est perdre notre humanité, puisqu’une exceptionnelle intensité mimétique est justement le propre de notre espèce.

    Autre point de vue notable, les stratégies de victimisation. Les girardiens savent qu’il faut toujours écouter le point de vue de ceux qui sont persécutés. Mais Joël Hillion dénonce comment le souci des victimes est parfois perverti : un tel statut accordé de façon injustifié fabrique des tyrans (enfants-rois par exemple) ; et certains cyniques se l’octroient pour faire avancer d’autres visées que la seule justice.

    Enfin, le chapitre consacré à la « crise de l’intelligence » propose une intuition à laquelle sera sensible tout girardien qui se respecte : « La crise du désir est en réalité une crise des modèles ». Le lecteur en aimerait bien davantage sur ce thème, Joël Hillion reste allusif. La question a été approchée par Robert Redeker dans son essai « Les Sentinelles d’humanité » (3). Mais nous demeurons en attente d’un traitement approfondi par un spécialiste de la théorie mimétique.

     

    (1) « Crise du désir », par Joël Hillion, avril 2021, 234 pages, L’Harmattan,

    (2) « Le Naufrage des civilisations », par Amin Maalouf, mars 2019, 377 pages, Grasset,

    (3) « Les Sentinelles d’humanité », par Robert Redeker, janvier 2020, 284, Desclée de Brouwer (cf. https://emissaire.blog/2020/05/12/autour-de-la-theorie-mimetique/)

     

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  • Parution 

     

     

    Voici ma dernière production – distincte de ma recherche sur Shakespeare : 

    Crise du désir

    Essai 

    Comment peut-on « perdre » le désir ? Le désir n’est-il pas spontané, comme les romantiques le croient ? N’est-il pas inné, n’est-il pas le fondement de notre « autonomie », comme les contemporains se plaisent à l’imaginer ? On pourrait croire que le désir est indétrônable, tellement humain qu’il ne peut pas « s’évanouir ». Et c’est pourtant ce qui arrive sous nos yeux : il s’évanouit.

       Cette « crise du désir » trouve sa signification au cœur d’un faisceau de crises (économique, écologique, sanitaire, culturelle) et nous interpelle sur le changement d’époque que nous vivons.

       Polémique, ancré dans l’actualité tout en balayant des horizons bien plus larges, cet essai ouvre aussi des perspectives encourageantes sur un « nouveau monde » à inventer.

     

    Chez L’Harmattan, 233 pages, 24 €.

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  • LE PETIT PENSEUR DE WILLIAM SHAKESPEARE

     

     

    À mes lectrices et lecteurs bénévoles

     

    J’ai réuni dans ce recueil quelques fragments et bribes des nombreuses lectures de William Shakespeare que j’ai faites au fil des années. L’ensemble forme une petite anthologie absolument personnelle, mon aide-mémoire, en quelque sorte. Le choix des extraits dépend de mes goûts, de mes curiosités, de mes étonnements, de mes enthousiasmes. Les passages cités sont ceux que j’aime à relire. J’ai évité les citations trop connues, celles qui sont devenues des proverbes. Vous ne trouverez pas « Être ou ne pas être », ni « un conte dit par un idiot plein de bruit et de fureur »... Dans le trésor immense de l’œuvre de Shakespeare, théâtre et poésie confondus, les pépites ne manquent pas. La mine est loin d’avoir révélé tous ses secrets.

       Certains extraits sont assez longs. Le sens profond des propos de Shakespeare ne se révèle souvent que dans le contexte dramatique où ils sont énoncés, ou dans le corps entier de ses sonnets. J’ai, malgré tout, fait des coupes et isolé les contenus qui me paraissaient faire sens. Si tel ou tel passage vous incite à aller plus loin, si vous voulez découvrir sa provenance, laissez-vous tenter. Pour chaque citation, je donne la référence exacte de la pièce ou du poème.

       Les citations sont présentées en version bilingue. Les traductions en regard sont les miennes. Tout en respectant de mon mieux les qualités littéraires exceptionnelles de Shakespeare la force évocatrice de ses images, le rythme si particulier de son écriture, sa puissance dramatique sensible jusque dans les Sonnets j’ai essayé, en priorité, de préserver le sens de sa parole. Les réflexions de Shakespeare sont disséminées comme dans un labyrinthe au bout duquel se font jour des vérités magnifiques. L’écrivain peut parfois paraître contradictoire. Cela tient au fait qu’il laisse parler ses personnages de façon très autonome, et que chacun d’eux « défend ses intérêts » : aucun ne parle à la place de Shakespeare. C’est pour cette raison que j’ai indiqué partout qui s’exprime en citant ses propos. Après lecture, on sera peut-être tenté de faire une synthèse, selon qu’elle paraîtra nécessaire ou pas.

       Pour donner un semblant de cohérence à l’ensemble, j’ai « classé » mes citations en différents chapitres. Mais on peut lire le recueil dans l’ordre que l’on voudra. Le sommaire invite plus au vagabondage qu’à une lecture suivie. Laissez-vous surprendre.

       J’espère, par ma modeste contribution, amener à une compréhension nouvelle du dramaturge et poète et faire connaître un peu plus l’homme qui, sous la figure impressionnante du génie, nous parle de façon si singulière et si intime.

     

    Édition limitée, 210 pages, 

    uniquement sur commande à mon nom. 20 €

     

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