• École

     

     

     

    De l’admiration comme vertu pédagogique

     

    Pour Giuseppe Fornari*, l’éducateur doit pouvoir répondre « au besoin le plus fort et le moins reconnu de l’homme, celui d’admirer et de suivre quelqu’un de toutes ses forces, le besoin littéralement d’adorer quelqu’un vu comme le dépositaire d’une supériorité divine, comme le dépositaire du ‘‘sens même de l’existence’’. » Est-ce trop demander à l’enseigneur, est-ce trop attendre de ses faibles « ressources humaines » que d’être tout à tous ? Mais pourquoi faudrait-il attendre moins de lui, ou attendre un peu seulement de son énergie, de sa vitalité, de sa foi ? Qui s’en croit incapable doit revisiter ses propres désirs. Qui s’imagine qu’il suffit de suivre la mode djeun’ pour « avoir le contact » ferait mieux de démissionner de l’Éducation nationale. Qui veut être copain avec son enfant devrait perdre ses « droits de paternité ». Le désir n’est pas un marchandage. L’éducation est une histoire d’amour ou bien c’est un simple mode d’emploi.

       Plus poétiquement, George Steiner** avance : « Il y a des rêves, des transcendances […] possibles […]. Il faut toujours aller un peu plus loin, il faut que l’enfant tende le bras et la main. »  L’enseigneur est la main qui saisit la main tendue. Il est aussi celui qui a provoqué cette tension, celui qui l’a permise. La « bonne éducation » ressemble à ces images pathétiques du tiers monde où l’on voit, devant un camion d’ONG distribuant des vivres, une kyrielle d’enfants rieurs et impatients tendant leurs mains avides. Éduquer, c’est distribuer des vivres, pareillement. Et la distribution ressemble toujours à ce corps à corps.

       Avant d’enseigner les enfants, il faut aimer leur présence, leur réalité, leur être de chair. Il y a urgence à vivifier l’éducation, à réhabiliter les corps, alors que la technoscience s’acharne à dématérialiser les humains.

     

    * Giuseppe FORNARI, Le marionette di Platone, La Spirale mimétique.

    ** George STEINER, Éloge de la transmission.

     

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  • Shakespeare

     

     

    Nos saisons

     

    Ou comment nous sommes influencés par les saisons. C’est Titania qui parle, la reine des fées. En fait, elle n’est pas un être naturel. Ainsi Shakespeare joue-t-il double jeu.

     

    Titania. The seasons alter: hoary-headed frosts

    Fall in the fresh lap of the crimson rose,

    And on old Hiems’ thin and icy crown

    An odorous chaplet of sweet summer buds

    Is, as in mockery, set. The spring, the summer,

    The childing autumn, angry winter change

    Their wonted liveries, and the mazèd world,

    By their increase, now knows not which is which.

    And this same progeny of evils comes

    From our debate, from our dissension.

    We are their parents and original.

     

    TITANIA. Les saisons changent : les frimas glacés

    S’abattent sur le cœur encore jeune de la rose vermillon,

    Et sur la couronne de givre du vieil Hiver,

    Un chapelet de petits bourgeons d’été

    Vient ironiquement se poser. Le printemps, l’été,

    L’automne menaçant, l’hiver irascible changent

    Leurs livrées coutumières, et le monde stupéfait,

    Sous leur influence, ne sait plus qui est qui.

    La même reproduction de maux sort

    De nos disputes et de nos dissensions :

    Nous en sommes les parents et les modèles.

     

                                           Midsummer Night’s Dream II, 1,107-117.

     

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  • Jean de La Fontaine

     

     

    Les Animaux malades de la Peste* 

     

    Un mal qui répand la terreur,
    Mal que le Ciel en sa fureur
    Inventa pour punir les crimes de la terre,
    La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
    Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
    Faisait aux animaux la guerre.
    Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
    On n’en voyait point d’occupés
    À chercher le soutien d'une mourante vie ;
    Nul mets n’excitait leur envie ;
    Ni loups ni renards n’épiaient
    La douce et l’innocente proie.
    Les tourterelles se fuyaient :
    Plus d’amour, partant plus de joie.
    Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
    Je crois que le Ciel a permis
    Pour nos péchés cette infortune ;
    Que le plus coupable de nous
    Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
    Peut-être il obtiendra la guérison commune.
    L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
    On fait de pareils dévouements :
    Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
    L’état de notre conscience.
    Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
    J’ai dévoré force moutons.
    Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense ;
    Même il m’est arrivé quelquefois de manger
    Le berger.
    Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
    Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
    Car on doit souhaiter selon toute justice
    Que le plus coupable périsse.
    — Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;
    Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
    Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.
    Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
    En les croquant beaucoup d’honneur ;
    Et quant au berger, l’on peut dire
    Qu’il était digne de tous maux,
    Étant de ces gens-là qui sur les animaux
    Se font un chimérique empire. »
    Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d’applaudir.
    On n’osa trop approfondir
    Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
    Les moins pardonnables offenses.
    Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
    Au dire de chacun, étaient de petits saints.
    L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
    Qu’en un pré de moines passant,
    La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
    Quelque diable aussi me poussant,
    Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
    Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
    À ces mots, on cria haro sur le baudet.
    Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
    Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
    Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
    Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
    Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
    Rien que la mort n’était capable
    D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
    Selon que vous serez puissant ou misérable,
    Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

     

    * Ou comment le choix de la victime se fait toujours sur le plus faible.

     

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  • There is a world elsewhere  

     

     

    Alexandro Querevalú 

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  • La fin du sacré

     

     

     

    Remplacé par un sacré supérieur ? 

     

     

    Sylvain Durain se pose, comme moi, la question de savoir comment a été remplacé le sacré*. L’homme est brillant, très précis, son argumentation est solide et cohérente. Son travail est rigoureux. Il inspire la confiance.

       Il a parfaitement assimilé mon auteur préféré (après Shakespeare) et il revient sur le point le plus controversé de la théorie mimétique : que faire du sacrifice une fois que l’on est arrivé à la fin du sacré ? C’est le centre même de mon livre sur Jésus** : si Jésus abolit le sacrifice, que se passe-t-il après ? Ou dit autrement : quoi mettre à la place du sacrifice ?

       La réponse de Sylvain Durain est simple : « une autre forme de sacrifice », ou « le retour du sacrifice humain », qu’il qualifie de « sacré supérieur ». Il voit des sacrifices partout, et comme moi, il reconnaît que le « sacré archaïque » n’a pas disparu. Ce qu’il ne voit pas, en revanche, c’est que ce « sacré de substitution » ne marche pas, il a été démonétisé il y a deux mille ans, une fois pour toutes. D’un mal ne sort plus aucun bien. La violence n’est fondatrice de rien. Les révolutions, depuis plus de deux siècles, n’ont pas apporté le bonheur et la paix qui étaient promis. La fin du sacré est effective, et les soubresauts sacrificiels auxquels nous assistons sont des caricatures de sacrifices (avec de vrais morts quand même : attentats, guerres, ravage de la drogue, tout ce qu’on voudra). De ce point de vue, oui, nous assistons à une forme de « retour du sacrifice humain ». Disons plutôt : à une survivance du sacrifice humain.

       Nous continuons de fabriquer des « boucs émissaires » à la chaîne — le mot « bouc émissaire » est même devenu à la mode. Mais ce sont de faux boucs émissaires. Le bouc émissaire, dans les religions archaïques, avait pour fonction, par son sacrifice, de réconcilier la communauté divisée contre elle-même, après ce que René Girard appelle la crise d’indifférenciation. « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière », dit Caïphe, parfaitement sacrificiel, et c’est un spécialiste (Jean, 10, 50). Nous multiplions aujourd’hui les boucs émissaires, mais aucune réconciliation ne s’opère, preuve que le mécanisme sacrificiel ne fonctionne plus ! Sylvain Durain dit lui-même : « Après le sacrifice du Christ, tous les autres sacrifices n’ont plus cours ». Et il attribue ce phénomène au fait que la crucifixion est le plus sublime de tous les sacrifices… Jésus aurait obtenu la médaille d’or en termes de sacrifice. Sylvain Durain parle alors de « sacrifice supérieur ».

       De mon côté, j’ai essayé de montrer que le sacrifice de Jésus n’est remplacé par rien. En tout cas, rien de ce que nous (pauvres humains) ne connaissions déjà. Sylvain Durain dit que l’on peut se « régénérer » dans le corps sacrifié du Christ. Il décrit là un sacrifice classique. Je crois, pour ma part, que Jésus bouleverse plus radicalement le sens du sacrifice. Il dit qu’il n’en veut pas. Dans Matthieu, 12, 1-8, il cite Osée (6, 6) : « Si vous aviez compris ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné des gens qui sont sans faute. » Non seulement Jésus rejette le sacrifice, mais il reproche à ses contemporains (et à nous par la même occasion) de ne rien comprendre, ou de ne rien vouloir comprendre ! C’est ce que fait Sylvain Durain, et beaucoup d’autres catholiques avec lui : il substitue au sacrifice traditionnel une autre forme de sacrifice (donc il ne l’abolit pas), il oublie que la seule substitution possible, c’est la miséricorde, ou tout simplement l’amour du prochain. Ce n’est pas faute que Jésus ait répété que son seul « commandement » était l’amour du prochain. Et il y en a qui cherchent encore le sens de son message…

       Toujours sacrificiel, et cohérent avec lui-même, Sylvain Durain en vient à admettre que le christianisme donne un sens « bon » à la souffrance. Alors que Jésus n’a fait, par ses miracles, que soulager les malheureux qu’il croisait sur son chemin des maux physiques dont ils souffraient. Il n’a jamais exalté la souffrance, ni ne l’a jamais « récompensée », et au dernier moment, la veille de sa mort, il supplie encore son Père pour qu’il éloigne « ce calice » !

       Comment, paradoxalement, le sacrifice a-t-il été remis en avant par les chrétiens ? Cela remonte à l’épître aux Hébreux. C’est ce que j’ai montré dans mon chapitre 13, au paragraphe La récupération du sacrifice et des violents. Cette remise en usage du sacrifice date de peu de temps après le passage du Christ. 2 000 ans après, nous courons toujours après le sacrifice et nous lui trouvons encore des vertus… Nous n’avons pas compris Osée, ni Jésus. Sylvain Durain parle de « grand remplacement sacrificiel », il a au moins le mérite d’être honnête. Mais il se trompe.

       René Girard, lui-même, était mal à l’aise avec cette notion de disparition du sacrifice. Jusque dans ces derniers écrits, il s’est demandé s’il n’existait quand même pas de « bons » sacrifices. Il prenait l’exemple de l’Eucharistie. C’est un exemple merveilleux. Mais il s’agit du sacrifice le plus minimaliste qu’on puisse concevoir. Voir mon chapitre 11 et La fête de la Pâque. Le sacrifice de la Cène est réduit à une bouchée de pain et une gorgée de vin. Il n’y a pas de sacrifice plus petit, plus doux, il n’y a presque plus de sacrifice du tout. Le partage remplace la souffrance, la communion se substitue à la violence. Il ne s’agit donc pas de sacré supérieur, mais bien plutôt de sacré inférieur, très inférieur, exécuté par le « plus petit d’entre les siens ».

       Cette inversion radicale du sacré est incompréhensible, voire insupportable à beaucoup. C’est pourquoi la conversion est une chose terrible, parfois effrayante. Sommes-nous de taille ?

       La logique bouleversante du christianisme, qu’on appelle à juste titre la Bonne Nouvelle, est à la fois très compliquée pour les esprits cultivés et très simple pour les enfants. Comment retrouver assez d’enfance en soi pour comprendre ce mystère ? 

     

    * Sylvain Durain, La fin du Sacré ou le retour du sacrifice humain, Préface de Matthieu Raffray, La Nouvelle Librairie Éditions.

    ** Qui dit-on que je suis ? Le mystère Jésus, L'Harmattan.

     

     

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