• De la culpabilité à la honte 

     

     

    La culture du droit

     

    « À peine a-t-on quitté la culture de la faute où, au Moyen Âge, nous devions expier, payer, nous sacrifier pour racheter nos péchés, qu’on entre aussitôt dans la culture du préjudice, où la société ne nous donne pas ce à quoi on a droit. » 

                                   Boris Cyrulnik, Quarante voleurs en carence affective.

     

    Nous n’avons plus aujourd’hui de péchés, nous n’avons que des mauvaises opinions… Et il faut quand même nous sacrifier pour racheter notre image. Passée au filtre des réseaux sociaux, notre image se substitue à notre identité, et si notre personne ne correspond pas à notre reflet numérique (dans le regard des autres), si notre personnalité authentique est étrangère à notre représentation (on dit aussi notre Story), c’est un sentiment de honte qui nous envahit.

       Boris Cyrulnik semble être soulagé que nous soyons sortis de la « culture de la faute ». Si c’était pour passer de la culpabilité à la honte, qu’avons-nous gagné ? Nous avons surtout perdu toute responsabilité et toute conscience puisque le jugement dépend dorénavant des autres exclusivement. D’où l’obsession contemporaine pour les likes, les hashtags, les stories, de là le besoin compulsif d’approbation, l’obligation du coming out, et la revendication nerveuse de « nos droits » — revendication sans fin puisqu’ils dépendent des autres : nous sommes toujours en manque et nous n’avons aucun moyen de combler le trou béant entre notre désir et sa satisfaction !

       En fait, nous ne sommes pas passés de la culpabilité à la honte (comme le croient Boris Cyrulnik et beaucoup d’autres), nous sommes retournés à la honte que la culture judéo-chrétienne avait fait reculer en nous responsabilisant, justement ! Mea culpa. Mais aujourd’hui, il ne faut plus culpabiliser. Nous avons supplanté l’humiliation au sens de la faute. Notre conscience ne nous sert plus à rien. « L’examen de conscience » est devenu un exercice obsolète, certains diraient indécent.

       L’angoisse contemporaine la plus folle est de ne ressembler à rien. « Être soi-même » n’a cependant jamais autant été « être conforme ». Poussés au bout de cette logique, c’est l’enfer que nous rencontrons : celui où nous ne faisons que passer en jugement, éternellement.

       Qui oserait s’en tenir à cette sagesse d’Albert Camus : « Surtout, pour être, ne pas chercher à paraître » (Carnets, 1937) ?

     

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  • Shakespeare  

     

     

    Lady Macbeth après le meurtre de Banquo


    Lady Macbeth. Out, damned spot ! out, I say ! ― One ; two ; why, then, ’tis time to do ’t. ― Hell is murky ! ― Fie, my lord, fie ! a soldier, and afeard ? ―  What need we fear who knows it, when none can call our power to account ? ― Yet who would have thought the old man to have so much blood in him ?

    […] 

    The thane of Fife had a wife : where is she now ? ― What, will these hands ne’er be clean ? ― No more o’ that, my lord, no more o’ that : you mar all with this starting.

    […]

    Here’s the smell of the blood still : all the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand. Oh, oh, oh !

    […]

    Wash your hands, put on your night-gown : look not so pale. ― I tell you yet again, Banquo’s buried : he cannot come out on’s grave.

    […]
    To bed, to bed ! there’s knocking at the gate : come, come, come, come, give me your hand. What’s done cannot be undone. To bed, to bed, to bed !

    Exit.

     

    LADY MACBETH. – Disparais, maudite tache ! Disparais, te dis-je ! Un, deux... C’est le moment de faire la chose... L’enfer est noir ! Fi, Monseigneur, fi ! un soldat qui aurait peur ?... Pourquoi craindre que ça se sache, quand personne ne remet en cause notre puissance ?... Mais qui aurait cru que le vieil homme avait autant de sang dans le corps ? [...] Le Thane de Fife avait une femme : où est-elle à présent ?... Quoi, ces mains ne seront-elles jamais propres ?...  Ça suffit, Monseigneur, ça suffit comme ça ! Vous gâchez tout à sauter comme vous le faites ! [...] Il y a toujours cette odeur de sang : tous les parfums de l’Arabie ne pourront jamais blanchir cette petite main. Oh, oh, oh ! [...] Lavez-vous les mains, mettez votre robe de chambre, ne soyez pas si pâle... Je vous le répète, Banquo est enterré :  il ne peut pas sortir de sa tombe. [...] Au lit, au lit ! On frappe à la porte. Allez, venez, venez, venez, donnez-moi la main. Ce qui est fait ne peut pas être défait. Au lit, au lit, au lit ! 

    Elle sort.

    Macbeth, V, 1, 38 et s.

     

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  • Exercice d’écriture

     

    Qu’est que la représentation ?

    À propos de Récit d’une passion*

     

    Mes romans ont eu des accouchements difficiles. Autant certains essais ont pu être écrits en quelques mois, autant la fiction me prend des années. Plusieurs années pour Sans avoir jamais été innocents**. Presque une trentaine pour Une île sur le fleuve***. Près de quarante pour Récit d’une Passion. Il a été commencé au milieu des années 1980, au temps où se situe l’intrigue. Autant dire qu’il y a peu d’espoir que j’écrive encore un roman : je n’aurai pas le temps.

     

       Le thème quasi-central du Récit est celui de la représentation. C’est quand mon roman a l’air réaliste que la représentation est la plus trompeuse.

          ― C’est drôle ! dit Emmanuel. Les tableaux [de Philippe] sont une représentation de moi qui suis une reproduction de toi...

     

       J’ai poussé plus loin la problématique avec la représentation du corps. Mon roman s’appelait, au départ, Et incarnatus est. Invendable.

       C’est au corps que s’attache le désir, et là tout devient explosif. Tant que l’on aime une image, on ne prend aucun risque. Guillaume vit longtemps une vie tranquille comme « amateur d’art », amateur d’images. C’est sans danger. La première chose qu’il fait avec Emmanuel c’est de le photographier, c’est-à-dire de le changer en image. Illusion dérisoire ! Car dès que l’image commence à s’animer, le monde bascule. Surtout si l’image n’est plus à distance, comme dans l’art, mais qu’elle se rapproche.  

       J’ai mis beaucoup de temps à « abolir la distance » entre le fils et le père idolâtre. Déjà, ils ont vécu séparément pendant quinze ans, sans se connaître. Ensuite, Guillaume se débat comme un beau diable pour ne pas prendre son fils en charge. Je suis obligé de faire tomber Emmanuel malade (son hépatite) pour que Guillaume n’ait plus le choix : il doit s’occuper du corps d’Emmanuel. J’aurais pu envoyer Emmanuel à l’hôpital, mais je ne l’ai pas fait.

       Ce n’est pas à ce moment-là que Guillaume s’en éprend irréversiblement. C’est pendant les vacances dans le Luberon, au moment où Emmanuel est happé par d’autres (toute la famille Oraison). On prive Guillaume de son idole, elle ne lui appartient plus, il ne peut plus contenir son désir. C’est le commencement de son « chemin de croix ». 

       Jusqu’où peut-on s’approcher d’un corps avant de disparaître soi-même ?

     

       Les passions des personnages peuvent échapper à l’auteur et c’est alors qu’il fait ce qu’il peut pour récupérer l’intrigue. S’il laisse libre cours aux passions, il ne maîtrise plus rien. S’il impose un dénouement, le roman devient une thèse. Dans la rédaction du Récit d’une Passion, c’est Emmanuel qui m’a le plus échappé. D’une certaine façon, les adultes autour de lui sont « conformes ». Mais, comme son père au début du récit, je « ne savais pas comment le prendre ». Je me suis donné une seule règle : je ne voulais pas en faire un rebelle, un garçon en plein âge ingrat et dans sa crise d’adolescence... Ça aurait été trop facile. En en faisant un personnage résilient, souple et adaptable, je ne savais pas où il allait aller. Pas facile de « tuer » un personnage aussi fluide...

     

    * voir page 41.

    ** voir page 50.

    *** voir page 48.

     

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  • École 

    2nde 7, 1986.

    Après

     

    L’école est un passage. Hormis le cas bizarre des professeurs qui ne la quittent jamais (puisqu’ils prolongent par près de quarante ans d’enseignement les vingt plus belles années de leur vie passées entre le primaire et l’université), l’école est un lieu d’où l’on part, rarement un lieu où l’on revient. Elle est jalonnée d’une série de passages, d’une classe à l’autre, appelée supérieure. Elle est balisée par des seuils, des octrois à franchir : la grande école, le collège, le lycée, la fac. Certains passages sont ritualisés — c’est ce à quoi sert le baccalauréat, par exemple. La perspective est toujours de passer, non de rester. Aussi le redoublement est-il vécu, quoi qu’on en dise, comme une négation du temps, une perte de soi une espèce de punition.

         Qu’advient-il des élèves après qu’ils sont passés entre mes mains ? La plupart du temps, je n’en sais rien. Rares sont ceux qui prennent la peine de revenir me voir. Exceptionnels ceux qui gardent une relation avec moi. Quand, par hasard, nous nous rencontrons, quelques années après le lycée, je suis rempli de joie, mais j’ai oublié les noms, je reconnais difficilement les visages tant ils ont changé. À mon plaisir, ils opposent souvent leur embarras, ne sachant quel comportement adopter. Ils ne sont plus mes élèves. Ce sont des adultes, mais ce sont encore mes élèves. La définition de nos rôles respectifs, si claire en classe, n’a plus de sens et, à la place, il n’y a rien. Eux sont devenus quelqu’un, moi je suis toujours le même prof, cela ne présente pas d’intérêt. Et surtout, ce qu’ils ont appris avec moi leur appartient désormais, je n’y suis plus pour rien. Qu’ils n’aient plus besoin de tuteur est le signe qu’ils ont grandi. Il n’y a là que motif à se réjouir. Dans mon rôle, il y a aussi le devoir d’effacement. J’ai appris l’anglais avec M. X, aujourd’hui je parle anglais, je n’ai plus à me tracasser de M. X.

     

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  • There is a world elsewhere

     

    Toumani & Sidiki Diabaté 

     

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