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Notes de lecture
Je m’étais bien gardé, tout le temps qu’a duré ma rédaction de Qui dit-on que je suis ?, de lire l’essai de Renan. Je ne voulais pas que mon livre ressemblât à une « réponse à Renan ». Je souhaitais travailler en toute indépendance, libre dans ma recherche.
J’ai pu enfin lire le fameux essai qui avait fait scandale au milieu du XIXe siècle. Et à présent, je suis forcé de constater qu’il n’y a pas grand-chose à sauver de ce libelle. Les erreurs sont de trois ordres.
Premièrement, l’ouvrage se prétend scientifique, or il est impossible de réduire le christianisme à une équation vérifiable. Hannah Arendt dit clairement (Condition de l’homme moderne, 1961) : « La conception […] moderne nous laisse un univers tel que nous ne connaissons de ses qualités que la manière dont elles affectent nos instruments de mesure. » Le christianisme n’affecte pas nos instruments de mesure. Cela n’empêche pas Renan d’affirmer, sans complexe, qu’il n’y a de vérité que scientifique et que, par conséquent, le christianisme est faux. C’est une vérité contre une autre, et la sienne est la bonne, pardi.
De surcroît, ses propos ne sont pas toujours très « scientifiques ». Il sent que... Il imagine que... Et il tombe dans un impressionnisme flou en voyant les doux paysages de Galilée ― qu’il dit avoir visité dix-huit siècles après Jésus ! ― que c’est là que le pauvre prêcheur a conçu la notion de paradis.
Quant aux citations des textes initiaux sur lesquelles Renan s’appuie, elles sont souvent mélangées avec les ajouts postérieurs présentés sans guillemets, sans commentaires. Pour un travail d’historien, ce n’est pas sérieux.
Deuxièmement, ne sachant pas très bien définir la personnalité de Jésus, Renan fait de la figure du Galiléen une espèce de synthèse de ce qui se disait, ou se pensait à son époque. Il mélange l’Ancien Testament, les Esséniens, Hillel, Marcion. Comme pour tout personnage historique mystérieux dont on ne cerne pas le profil, il va voir à côté ce qui se passe et il se dit que son héros doit être un peu de tout cela. Les « idées » de Jésus, elles « étaient dans l’air », dit-il, il n’avait qu’à se servir. La rupture fondamentale qu’introduit Jésus, la Bonne Nouvelle, Renan ne la voit pas. Et pour cause : il ne la cherche pas.
Troisièmement, Jésus est présenté comme le fondateur d’une nouvelle religion. Or, Jésus n’a à proprement parler « fondé » aucune religion, ni conçu une « doctrine », ni donné de nouveaux commandements, ni instauré une hiérarchie ecclésiastique, ni même organisé sa « succession ». D’où l’embarras des premiers chrétiens qui ne savaient pas quoi faire du message qu’ils avaient reçu, avec enthousiasme pourtant !
Autre suggestion : Renan avance que Jésus peut être considéré comme un révolutionnaire (mais il se pliait quand même « aux idées qui avaient cours de son temps »), c’était un agitateur venu satisfaire « l’énorme besoin de vengeance » d’une « petite race sémite », et rétablir un royaume de justice et de paix en Palestine... dont il aurait été le roi. « ‘‘Tu es le roi des Juifs ?’’ demanda Pilate. Et Jésus de répliquer : ‘‘C’est toi qui le dis !’’ » (Matthieu 27, 11). Erreur, c’est Renan qui le dit !
L’essayiste imagine aussi que Jésus a été une espèce de « gourou », à la tête d’une secte peuplée de « naïfs ». 2 000 ans après, qu’en reste-t-il ?
En somme, le christianisme est une « légende idéale » qui est devenue une institution, puis une civilisation... Par quel mystère ? Il n’y a pas de mystère puisque, vous dit-on, tout est scientifique !
Enfin, il faut bien un peu de sacrificiel pour être crédible. C’est évidemment le « prix du sang qui a fait triompher [Jésus]. » Et d’ailleurs, « le royaume de Dieu ne peut être conquis sans violence ». Quant à la croix, c’est « la mort [qui] se présente à lui comme un sacrifice, destiné à apaiser son Père ». Avant sa Passion, « Jésus n’était plus lui-même. Sa conscience [...] avait perdu quelque chose de sa limpidité primordiale ». Et le reste à l’avenant.
Cherchant Jésus là où il n’est pas, celui qu’il critique, Renan l’a inventé. Hélas, son essai est apparu au milieu d’un siècle où les athées, les libres penseurs et les progressistes avaient besoin qu’on leur assure que le christianisme était un tissu de mensonges et de délires. Renan prétendait qu’il en apportait une preuve scientifique. Cela a apparemment suffi aux rationalistes, et le renom de Renan ne s’est toujours pas éteint.
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