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Shakespeare
Un homme sans visage ?
En même temps qu’il paraît en contradiction flagrante avec son époque, comme en porte-à-faux, William Shakespeare demeure un homme qui se confond sans difficulté avec ses semblables, un citoyen de son temps, attaché à sa culture, à ses racines, en rivalité incessante avec ses pairs, dans le monde hyperconcurrentiel que pouvait être celui de la création artistique du Londres de la fin du XVIe siècle ! Sa différence et surtout sa supériorité par rapport à tous ses rivaux reposent sur le fait qu’il a compris mieux que personne la frénésie mimétique dans laquelle il vivait, il l’a analysée, il l’a maîtrisée, il a su l’exprimer, et finalement il nous a transmis la compréhension qu’il en avait. Pour ce faire, il a fallu que son « implication », son engagement, l’investissement de toute sa personne fussent entiers, sans retenue. Dans Les Feux de l’envie, René Girard l’explique en ces termes : « La grandeur d’un écrivain en tant que révélateur mimétique implique inévitablement qu’à un moment de sa carrière il compose avec la vérité des doubles, et cette expérience ne peut se faire qu’à ses dépens et à ceux, très coûteux, de son ego mimétique. »
Voilà très exactement de quoi les Sonnets sont faits. Ils valent mieux qu’une chronique biographique, ils sont plus forts et plus profonds que des annales ou un journal intime ─ auquel Shakespeare renonce explicitement au sonnet 122, comme s’il était découragé par son projet d’écriture :
That poor retention could not so much hold.
Des Mémoires seraient sans doute insuffisants.
Derrière le « locuteur », il faut chercher et tenter d’approcher l’homme, la personne qui se cache sous cette signature. Nous devons nous persuader que Shakespeare n’est pas un homme invisible ─ ce qu’il est pourtant pour nombre de ses lecteurs. René Girard revient sur cette « théorie » dans Les Feux de l’envie. On a souvent, dit-il, « présenté l’auteur [Shakespeare] lui-même comme un homme sans visage […]. C’est ce qu’a fait Jorge Luis Borges dans son interprétation mi-fantasque, mi-sérieuse d’El Hacedor. […] Derrière la thèse de Borges, je découvre une variante subtile de la terreur occidentale et moderne par excellence, celle d’être piégé par la représentation, d’être la dupe des apparences. Le Shakespeare sans visage n’est qu’un ultime mythe mimétique inventé par un très grand écrivain ».
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