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Ironie de l’Histoire
Le cheval au galop
Pionnier de la chronophotographie, Eadweard Muybridge capture, pour la première fois en 1878, les images d’un cheval au galop. L’année suivante, grâce à un zoopraxiscope et une lanterne « magique », il peut visionner le mouvement complet, « comme au cinéma », avec 15 ans d’avance sur les frères Lumière.
Incidemment, son cavalier est noir. Ainsi le premier acteur du cinéma mondial était un noir !
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Aimé Césaire
En 1975, j’avais mis en scène La tragédie du roi Christophe
avec mes élèves du Prytanée Militaire de Saint-Louis du Sénégal
Le grand discours du roi Christophe
― Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux Nègres, madame ! S’il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni Blancs ni Noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, madame. Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais dans le commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommation, comprenez-vous ? À qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, madame, vous m’entendez, nous seuls, les Nègres ! Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arc-boute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut en demander aux Nègres plus d’aux autres, plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas. C’est d’une remontée jamais vue que je parle, messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche !
Ah ! je demande trop aux Nègres !
La Tragédie du roi Christophe
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Shakespeare
La vraie autonomie et la fausse
Revenons à l’extraordinaire monologue de Don John dans Beaucoup de bruit pour rien, dans lequel celui-ci défend sa liberté avec véhémence : « ne cherchez pas à me changer ! », hurle-t-il. (Acte I, scène 3)
Toute la pièce repose sur l’idée que le désir peut être manipulé. Nous ne sommes pas ce que nous croyons que nos désirs nous dictent, nous sommes ce que notre désir mimétique, le désir recopié sur les autres, fait de nous. Et ceci se passe le plus spontanément du monde. Ou plus exactement, le plus inconsciemment du monde : René Girard parle de méconnaissance.
Tous les personnages principaux de la pièce sont le jouet de leur mimétisme. Le plus emblématique, et le plus caricatural, c’est Dogberry qui « se prend » pour un vrai chef, capable de mener « ses » hommes, alors qu’il est balloté, comme un bateau ivre, par la rumeur, le ouï-dire et « l’image » qu’il se fait de lui-même, image entièrement empruntée.
Les girouettes sympathiques sont Claudio et Bénédict. Le jeune Claudio succombe à une bagatelle lors du bal masqué, puis il sombre complètement, un peu plus tard, sous l’effet de la calomnie : on lui fait croire que la belle Héro est infidèle. Quant à Bénédict, c’est le clown de la pièce, le plus crédule, celui qui jure qu’il ne se laissera jamais influencer, alors que l’on comprend, dès ses premières répliques, qu’il sera celui qui « tombera » le premier.
Dans ce tableau de personnages manipulables, les femmes s’en sortent plutôt bien. Héro, parce qu’elle est « pure » ― personnage extrêmement difficile à jouer, sauf par une très jeune actrice, ou un très jeune garçon, du temps de Shakespeare. Quant à Béatrice, elle est rouée, elle a l’expérience d’une femme déjà mûre (4 siècles avant ⋕MeToo) et elle s’est jurée de ne jamais « tomber dans le panneau » de la séduction ― ce qu’elle finit quand même par faire .
Restent deux personnages extraordinaires, qui sont deux figures symétriques, chacun tenant un des deux bouts de « l’échelle du mimétisme », pourrait-on dire. Shakespeare en fait deux frères que tout oppose, deux faux frères puisque l’un est bâtard, Don John, l’autre est « légitime », Don Pedro.
Don John se prétend détaché de toutes les conventions, c’est un autonome, au sens d’aujourd’hui. Son erreur, c’est qu’il n’est pas « détaché » du tout, il est en colère contre tout le monde et contre son frère en particulier. Cette autonomie contre, guerrière, agressive, est faite de ressentiment, c’est-à-dire de jalousie, elle ne sort donc pas de la comparaison. Personnage moderne qui a besoin des autres pour se prouver qu’il n’a besoin de personne.
Il y a enfin, Don Pedro, le calme, l’empathique Don Pedro. Il semble avoir tout compris des ressorts du désir mimétique, mais il n’abuse pas de son savoir, il ne s’en sert pas à son bénéfice. Bon pédagogue, plein d’abnégation, il amène simplement chaque étourdi en situation de comprendre dans quel piège mimétique il est tombé, à l’insu de son plein gré ! Il est la conscience de chacun. Il manipule bien les naïfs et les gogos, mais c’est pour mieux leur montrer qu’ils se trompent. Il est un excellent metteur en scène. Devinez qui le manipule, lui aussi ! Comme s’il était protégé de tout mimétisme, il se retrouve seul à la fin de l’intrigue, et le pauvre Bénédict se moque de lui : « Trouve-toi une femme ! »
La « leçon » est exemplaire à plus d’un titre. On découvre que Don Pedro est le premier personnage le plus proche de Shakespeare lui-même : le manipulateur qui ne garde rien pour lui-même et qui nous offre un spectacle pour notre plaisir et notre édification. Le prochain personnage aussi proche de Shakespeare sera Prospéro, ce sera le dernier.
De cette « leçon », on peut aussi tirer la morale générale que les personnes vraiment non mimétiques, celles qui refusent de se servir des autres, paient leur sagesse d’une terrible solitude. Les vrais autonomes sont ceux qui sont sortis du cercle vicieux de l’imitation sans fin. On peut se demander : comment font-ils ?
Cela demande une conscience de soi, une maîtrise de soi, une capacité à se commander hors du commun. On peut aussi deviner comment Shakespeare avait appris cette sagesse. Tout simplement (?), en mettant en scène plus de 1200 personnages, en observant les énigmes de leurs motivations et les pièges que le désir leur tendait qu’ils ne parvenaient pas à éviter. ‘The stage is a world’. Dans le cas de Shakespeare, ce n’est une métaphore, c’est la vérité même.
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La contestation...
... la vérité et le tumulte
« Ceux qui n’aiment pas la vérité prennent le prétexte de la contestation, et de la multitude de ceux qui la nient. Ils se cachent dans la presse, et appellent le nombre à leur secours. Tumulte. »
Blaise Pascal, Pensées (1670).
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L’école
Réflexions sur le jugement
Qui aime être jugé ? Qui supporte d’être jugé ? Rien n’est plus difficile que de soutenir le regard qui nous juge. Inversement, combien nous nous sentons innocents hors de toute présence ! Le regard distancie, le jugement sépare, éloigne, déchire parfois. Il y a toujours une barrière entre celui qui juge et celui qui est jugé. On ne peut que les représenter physiquement détachés l’un de l’autre, le juge sur l’estrade, au-dessus, celui qui passe en jugement dans le box, en-dessous. L’ordre qu’impose la justice paraît bien perfide.
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Cette situation éminemment peu enviable, celle du passage en jugement, est celle réservée quotidiennement aux élèves. Il n’y a pas que les notes (s’il n’y avait que les notes !), il faut prendre en compte les appréciations sur le bulletin, les annotations sur les devoirs, les notes à la famille, les remarques assassines en salle des professeurs, les remontrances orales en pleine classe. Toute bonne réponse est sanctionnée d’un « bien » furtivement prononcé. Les fautes peuvent, en revanche, être le motif d’une humiliation publique douloureuse. Surtout si le prof se croit drôle. Encore plus si le prof manie adroitement l’ironie. La blessure devient mortelle si la classe, complice, rit sans vergogne : si mes pairs se font l’allié du maître, je suis perdu !
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Les enfants vivent un perpétuel jugement. C’est pourquoi ils sont si beaux quand ils jouent tout seuls. Le jugement des adultes est leur seconde nature. Ils l’attendent, ils le réclament. Ils vivent sous le regard des adultes. Ils n’ont pas d’image propre, ou bien c’est une image très incomplète. Les ignorer, c’est nier leur existence. Les mal juger, c’est les trahir. Des enfants sans regard adulte sur eux finissent, d’une manière ou d’une autre, par devenir délinquants : il arrive alors un jour où ils rencontrent d’autres juges...
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Pourquoi juger est-il si souvent synonyme de condamner ? Pourquoi les élèves se sentent-ils toujours inculpés, toujours fautifs ? Pourquoi se défendent-ils toujours brutalement contre les coups qu’on n’a même pas fait mine de leur donner ? Certains sont tellement emplis de crainte qu’ils ne peuvent plus accepter aucun jugement, ils régressent souvent, ou bien ils perdent leur temps. Je me souviens de cette élève de Première sur la copie de laquelle j’avais mis une mauvaise note et une appréciation positive, et qui me demanda : « Pourquoi vous ne me grondez pas ? » La question était très enfantine. Je lui ai répondu : « Votre note est déjà assez triste, je n’ai pas de raison d’être méchant. »
Extraits de mon essai, Le Maître des désirs.
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