• Poésie

     

     

    Baudelaire Le voyage (extraits) 


         Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
         Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
         Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
         Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

         Comme le Juif errant et comme les apôtres,
         À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
         Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
         Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

         Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
         Nous pourrons espérer et crier : En avant !
         De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
         Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

         Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
         Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
         Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
         Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

         Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
         Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
         Venez vous enivrer de la douceur étrange
         De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »


     

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  • Tous victimes

     

     

     

    Le pleurnichisme

     

    En réaction à la délinquance juvénile croissante, de plus en plus violente, le gouvernement se fâche et joue les gros bras. « En face », les psychologues, sociologues et apparentés contestent les mesures coercitives, la répression, toute forme de punition. Ils se comportent comme des ONG sans se poser de question sur « l’origine de la guerre ». Les « pauvres enfants » tombés dans la violence sont, évidemment, victimes des réseaux sociaux, de l’abandon des parents (ils sont souvent élevés par des mères seules), victimes en gros de « la société » (ça fait beaucoup de monde), victimes surtout de l’avilissement des mœurs propagé par tous les médias (mais il ne faut pas le dire, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression et des droits de l’homme).

       Cette vision des choses est pour le moins partielle, sinon faussée. Car un adolescent qui en agresse un autre (verbalement ou physiquement) n’est plus une victime, il est un persécuteur. Comment peut-il alors garder son « statut » de victime ? Et s’il est déculpabilisé ― ou tout simplement excusé pour son acte violent ―, il perd du même coup son statut d’être humain à part entière : il demeure un enfant sans responsabilité. Jusqu’à quel âge ? Jusqu’à 18 ans ? Qu’aura-t-il appris avant ses 18 ans ? À se positionner en « victime », justement.

       « Traiter les enfants comme une minorité opprimée », selon l’expression de Hannah Arendt, est une absurdité civilisationnelle. Les wokistes pleurnichards, ou apparentés, savent-ils vers quelle espèce d’humanité (aux deux sens du terme) nous allons avec leur misérabilisme bigot ? Vers une humanité sans conscience, faite d’électrons « libres », des êtres inconséquents, des coupables n’ayant à craindre aucune sentence, aucune justice, aucune vérité.

     

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  • Shakespeare 

     

    Ben Jonson (1572-1637)

     

    William Shakespeare et Ben Jonson

     

    Un spécialiste de Shakespeare, le Dr Darren Freebury-Jones, vient de découvrir des correspondances étonnantes entre certaines pièces de Ben Jonson et des répliques trouvées dans Othello, Hamlet et La Nuit des rois*. Le rapprochement des textes est significatif.

       Nous savons que Ben Jonson et Shakespeare se connaissaient, et sans doute ont-ils cultivé une certaine amitié. Dr Freebury-Jones imagine que Shakespeare aurait joué dans Every Man in His Humour en 1598 et se serait souvenu de son texte pour le réutiliser dans ses propres productions.  

       Nous n’avons pas beaucoup de preuves que Shakespeare ait jamais été comédien, même dans ses propres pièces. Mais pourquoi pas ? Il me paraît plus vraisemblable de penser que Shakespeare se souvenait parfaitement d’une pièce qu’il avait entendue, même cinq ans auparavant, et pouvait la « réciter » quelques années plus tard. Il possédait une mémoire prodigieuse. Quand j’ai étudié son œuvre en entier, pour les besoins de mes recherches, j’ai découvert à quel point tout y était cohérent, tout renvoie à tout, la maîtrise de la matière est absolue. Même les Sonnets, rédigés sur plusieurs années, forment un tout parfait, les derniers étant en écho avec les premiers.

       L’immense culture de cet homme autodidacte est le fruit d’une lecture assidue, continue, méthodique, et d’une mémoire toujours disponible. Il pouvait réciter, à tout instant, ce qu’il avait lu une fois. Shakespeare avait tout d’un « Asperger surdoué », mais le terme n’existait pas à l’époque.

     

    * The Guardian, 7 April 2024.

     

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  • Revenir à Michel Serres

     

     

    L’apocalypse nucléaire

     

    « La question ‘‘que se passerait-il si un fou dangereux parvenu au pouvoir déclenchait l’apocalypse nucléaire’’ est mal posée. En fait, les fous dangereux sont déjà au pouvoir, puisqu’ils ont construit cette possibilité, aménagé les stocks, finement préparé l’extinction totale de la vie. » 

                           Hermès III

     

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  • Notes de lecture 

    Dans le rôle de Billy Budd au cinéma, 

    j’aurais bien vu Timothy Bottoms. 

     

    Billy Budd, marin

    d’Herman Melville

     

    J’ai relu, après de longues années, la dernière œuvre d’Herman Melville, Billy Budd, marin, un roman très court de 138 pages. Et je suis frappé par la vision très « girardienne » que Melville pouvait avoir. Or, le livre a été achevé en 1891.

       Tout y est. L’enceinte fermée du drame (tout se passe sur un bateau de guerre anglais navigant en Méditerranée à la fin du XVIIIe siècle, dans l’environnement très agité de la Révolution française), on y trouve aussi la jalousie entre officiers, le double bind du désir du capitaine d’armes, la crise mimétique qui couve (on soupçonne une mutinerie), la rumeur contagieuse, les persécutions gratuites, le bouc émissaire (un être hors du commun), le sacrifice de la victime innocente, la loi martiale convoquée comme un rite, le pardon des bourreaux (« Dieu bénisse le capitaine Vere », lance Billy Budd avant son exécution), le « retour à l’ordre » après le sacrifice, malgré l’abattement de l’équipage et la conscience déchirée du capitaine Vere. Sans compter les multiples références bibliques. Ainsi, parlant de l’aumônier qui officie aux derniers instants de Billy, Melville commente : « un aumônier est le ministre du Prince de la Paix servant dans l’armée du Dieu de la Guerre. »

       Ce qui amplifie le trouble et l’intensité du drame, c’est que le choix du bouc émissaire tombe sur un « homme-enfant », le « beau marin », un être sublime et absolument pur. Billy Budd est à la fois objet de fascination et de détestation. Et en parfait chrétien qu’il était, Melville conçoit une « résolution sacrificielle » qui échoue : il la dénonce ouvertement.

       Le choix de la beauté comme objet de scandale me rappelle, évidemment, le W.H. des Sonnets. Sonnet 70 :

     

    On calomnie toujours les êtres les plus beaux.

    La beauté est suspecte et cela nous fascine,

    Comme un corbeau qui vole au milieu d’un ciel pur. [...]

    Et toi, tu te présentes pur, immaculé.

     

       Comme on pouvait s’y attendre, l’œuvre de Melville a eu peu de succès de son vivant (il en a beaucoup souffert), et Billy Budd encore moins. L’incompréhension était totale. L’adaptation de Peter Ustinov au cinéma (1962) est tout à fait catastrophique. Melville connaissait les limites de son génie. « Oui, il y a là un mystère », dit-il, parlant du destin de son héros sans tache.

     

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